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Le désert dans la Bible, dans l\'histoire
communautés [ ]
Continuum no. 7

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par [marlena ]

2011-05-16  |     | 



Jacquot Grunewald

L'appel du désert

Ba-midbar ,"Dans le désert"! Ainsi la tradition rabbinique appelle-t-elle le quatrième Livre de la Tora que les Bibles françaises, reprenant les titres de la Septante et de la Vulgate, rendent par "Les Nombres". Le Midrash a lui aussi retenu le concept des "nombres" ('Houmach hapekoudim) pour désigner ce Livre qui rapporte les dénombrements (pekoudim) d'Israël au désert, mais c'est bien le ba-midbar du 1er verset qui, de façon courante et délibérée sert à le nommer.
Sans doute, la traversée du désert ou plutôt les pérégrinations d'Israël dans la vaste steppe qui va du Sinaï au Jourdain furent-elles dramatiques. La faim, malgré le don, chaque matin recommencé, de la manne, et la soif ont accompagné les Hébreux pendant quarante années. Pire encore, la mort annoncée après la faute des "explorateurs" et la durée de quarante années assignée aux tribulations des Bné-Israël, devaient être une sanction et une épreuve difficilement supportables. Nous savons aussi par divers témoignages dans la Bible, les difficultés du terrain, la pénurie de la flore, les menaces de la faune. Et pourtant, l'impression reste que ces quarante années de désert, ou une longue partie de cette période, furent non seulement indispensables à la restauration spirituelle et mentale des esclaves libérés d'Égypte, mais qu'elles connurent des temps de bonheur, de prise de conscience et d'espoir.

Dieu "séduit" Israël pour l'amener au désert
Ainsi Jérémie rapporte-t-il ce message à "Jérusalem" au nom de Dieu (2, 2) : "Je me suis souvenu de toi, du chérissement de ta jeunesse, de l'amour de tes épousailles, de ta marche derrière moi au désert, sur une terre non semée". Près de deux siècles avant lui, le prophète Osée (2, 16), promettait que Dieu allait "séduire" Israël. "Je la fais aller au désert et je parle à son cœur". Dans le désert, sous la voûte du ciel, hors des tentations des sociétés alentour, l'union de Dieu et d'Israël pouvait être parfaite.
Ces images ont amené des exégètes à penser que la communion d'Israël et de Dieu était si intense que, sauf circonstances exceptionnelles, le culte sacrificiel fut inutile et n'a pas eu lieu dans le désert. Ainsi comprennent-ils l'interrogation d'Amos (5, 25): "Les sacrifices, l'offrande, me les avez-vous avancés au désert, quarante ans, maison d'Israël?". Quant au propos de Jérémie 7, 22, où le prophète affirme qu'au moment de la sortie d'Égypte, Dieu "n'a rien dit" concernant holocaustes et sacrifices, il confirmerait qu'à l'origine les sacrifices ne participaient pas du plan divin.
Cela dit et prise à la lettre, l'annonce d'Osée et de Jérémie sur le "retour au désert" n'a pas tenté le judaïsme. Il n'y a pas de monastères juifs dans les déserts. On sait peu des Esséniens, dont tous d'ailleurs n'ont pas habité le désert. Et puis les circonstances politiques et non idéologiques ont pu favoriser ou rendre nécessaire ce qui n'aurait été alors qu'un refuge. Il n'est pas sûr, non plus, que Qumram ait été le lieu des Esséniens et le fameux Jo'hanan (Jean) que les Evangiles appellent "le Baptiste", fut une personne seule.

Vivre sur la terre des hommes
Au-delà de toute autre considération, le fait que le désert ne favorise pas la vie de famille suffit à en expliquer l'absence juive. C'est "pour être habitée, [que Dieu] a créé la terre", dit Isaïe 45, 18, souvent repris par le judaïsme rabbinique, qui y voit l'obligation de créer une (nombreuse) famille. On lit aussi dans ce verset, comme un appel à habiter la terre des… hommes. C'est parce qu'il haïssait "tous les hommes/ les uns parce qu'ils sont méchants et malfaisants/ et les autres pour être aux méchants complaisants" qu'il prenait à Alceste "des mouvements soudains/ de fuir dans un désert l'approche des humains." Mais c'est parmi les hommes, que le juif conscient doit être présent et qu'il lui faut agir. De ce point de vue, il n'est pas sûr que les "hommes en noir" comme on appelle les 'harédim, ces anachorètes des villes, qui ont résolu à leur manière le problème d'Alphonse Allais pour transporter les campagnes dans les villes, en y créant comme des enclaves ultra-orthodoxes, suivent le bon chemin. Le souvenir du désert chez les prophètes est la nostalgie d'un temps idéal, du face à face d'Israël avec Dieu, loin des pollutions idéologiques et autres nuisances, plutôt qu'un programme à appliquer.

(1) Midbar vient d'une racine araméenne DBR qui signifie "brouter". S'il n'y a pas de troupeaux dans le Sahara qui est un vrai désert de sable où rien ne pousse, ce n'est pas le cas de "notre" désert qui nourrit les troupeaux.


Francine Kaufmann

Le désert dans la Bible hébraïque

Le Tanakh (la Bible hébraïque) accorde une place privilégiée au MIDBAR, le désert, appelé aussi chemama ou yechimone, lieu inhabité voire inhabitable, vaste étendue vide, désolée, inhospitalière, où grouillent serpents et scorpions, repère de bêtes sauvages et "d'ombremort" (tsalmatvète). Dans ce royaume de la soif où l'eau et la nourriture sont rares et d'autant plus précieux, la rigueur du soleil dessèche tout ce qui se risque à pousser ou passer entre sables poudreux et rocailles. Tsia ou tsayone, c'est la zone aride et infertile, où les oueds brûlants ne se gonflent d'eaux tumultueuses que par à coups rares et soudains, imprévisibles. Qui choisirait de vivre dans ce monde hostile, à une époque qui ignore encore le chameau et la technologie, même s'il existe au cœur des solitudes des oasis cachées au regard qui accueillent le voyageur sans pouvoir pourtant le retenir bien longtemps ? C'est paradoxalement dans ces paysages apparemment vides et silencieux du midbar (nom générique du désert en hébreu, de la racine DBR) que se dévoile par la parole (dibour) le Dieu d'Israël, dans des devarim (à la fois paroles, choses et événements) soigneusement consignés dans le Pentateuque. Eyé Acher Eyé y révèle son nom à Moïse, dans un buisson qui brûle sans se consumer (Exode III), puis Il s'adresse au peuple hébreu récemment sauvé de l'esclavage d'Egypte et massé au pied du Mont Sinaï dans "dix paroles" (asséreth hadibrote) qui vont marteler les esprits et les mentalités (Exode XX). Elles font pendant aux "dix énonciations" (assara ma'amaroth) par lesquelles le monde a été créé. De même que Dieu a créé le monde et l'homme dans le lieu vide aménagé par Lui au Commencement de l'histoire, de même Il fonde le peuple et la civilisation d'Israël dans la vastitude désolée du midbar en lui offrant une parole qui va désormais guider ses pas à travers l'histoire.
Le désert est donc, dans la Bible, tout à la fois un paysage géographique bien réel et un thème symbolique récurrent : le désert est le creuset dans lequel s'émancipe et s'éduque la génération du désert, encore rattachée par mille liens invisibles aux séductions de l'Egypte, impériale, cruelle et monumentale, où roulent les eaux bienfaitrices du Nil qui fécondent les terres grasses. Le regret des marmites de viande et des pains savoureux d'Egypte n'est pas compensé par le rêve lointain et toujours repoussé à plus tard, du lait et du miel d'une terre promise aux ancêtres. La réalité de la 'traversée du désert' par une génération qui finira par y mourir tout entière, c'est la pâte grumeleuse des flocons de manne ramassés au matin sur un sol incandescent, l'eau amère des sources trop longtemps attendues, quelques vols de cailles qui s'abattent soudain dans le camp en rébellion contre Moïse et son Dieu, la colonne de feu et les nuées qui escortent un peuple de va-nu-pieds dont l'âme trop longtemps esclave n'est pas encore émancipée.
Ils disent à Moshè: « Est-ce faute de sépulcres en Misraîm que tu nous as pris pour
mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir de Misraîm ?
(Exode 14:11). « Qui nous eût donné de mourir par la main de IHVH-Adonaï en terre
de Misraîm, assis auprès des pots de viande et mangeant du pain à satiété ? Oui,
vous nous avez fait sortir vers ce désert, pour faire mourir toute cette assemblée par
la faim. » (Ex 16:2-3). Le peuple parle contre Elohîms et contre Moshè : « Pourquoi nous avez-vous fait monter de Misraîm ? Pour mourir au désert ? Non, il n’y a pas de pain, ni d’eau. Notre être a dégoût de ce pain gâté. » (Nombres 21:5 ; trad. A. Chouraqui)


L'épreuve devient interminable. Quarante années d'errance auront difficilement à bout des relents de servitude encore bien chevillés aux corps las. Pourtant, sacrifices offerts, sermons enflammés de Moïse et stratégies pédagogiques suggérées par Dieu transformeront peu à peu la foule rebelle et désordonnée en peuple discipliné. Un sanctuaire itinérant accompagne les nomades. Une procédure d'expiation est mise en place pour permettre aux enfants d'Israël de se laver périodiquement de leurs péchés en en chargeant symboliquement un bouc désigné par tirage au sort, qui est envoyé à Azazel, dans le désert.
Aarôn impose ses deux mains sur la tête du bouc vivant ; il avoue sur lui tous les torts des Benéi Israël, toutes leurs carences, toutes leurs fautes. Il les donne sur la tête du bouc et l’envoie dans la main d’un homme à temps, vers le désert. Le bouc porte sur lui tous leurs torts vers la terre de la sentence. Il envoie le bouc au désert. (Lévitique 16:21 et 22).

Le bouc émissaire ne suffit pas à absoudre les insoumis. L'ingratitude du peuple est telle que la colère de Dieu s'enflamme et qu'il se résout à éteindre l'ensemble de la génération des adorateurs du veau d'or, des auteurs de mini-révoltes et d'infractions délibérées et répétées aux commandements divins. La sentence tombe impitoyable :
Dans ce désert tomberont vos cadavres, tous vos recensés, pour tous vos nombres, de vingt ans et au-dessus, vous qui vous êtes plaints contre moi. (Nombres 14:29).

Mais avec le temps et grâce aux feintes de la mémoire, cette période d'épreuves se transforme dans le discours des prophètes en souvenir attendrissant de fiançailles idylliques entre une communauté d'Israël encore adolescente et un Dieu berger, sage, colérique mais vite apaisé et inondé de mansuétude :
Crie aux oreilles de Ieroushalaîm pour dire : Ainsi dit IHVH-Adonaï : Je me suis souvenu de toi, du chérissement de ta jeunesse, de l’amour de tes épousailles, de ta marche derrière moi au désert, sur une terre non semée [...] Ainsi dit IHVH-Adonaï : Il a trouvé grâce dans le désert, le peuple des fugitifs de l’épée. (Jérémie 2:2 et 31:2)

La bien-aimée du Cantique des Cantiques (que les Sages d'Israël identifient avec la Knesset Israël, la communauté d'Israël), est aussi décrite comme montant du désert, escortée par son bien-aimé divin :
Qui est celle qui monte du désert, comme palmes de fumée, encensée de myrrhe et d’oliban, de toutes les poudres du colporteur ? […] Qui est celle qui monte du désert, accoudée sur son amant ? (Ct 3:6 et 8:5)

L'image évoque la description que fait Moïse de la traversée du " grand, de l'affreux désert " parcouru en entier depuis le Horeb (Deutéronome 1: 19), où le peuple n'a cessé de murmurer alors que, dit-il :

Au désert que tu as vu, IHVH-Adonaï ton Elohîms t’a porté, comme l’homme porte son fils, sur toute la route où vous êtes allés jusqu’à votre venue en ce lieu. (ibid. 1:31)

Bien des siècles plus tard, Néhémie loue Dieu devant les exilés de Babylonie revenus à Sion :

Et toi, dans tes matrices multiples, tu ne les as pas abandonnés au désert. La colonne de nuée ne s’est pas écartée d’eux, le jour, pour les mener sur la route, ni la colonne de feu, la nuit, pour les illuminer avec la route sur laquelle ils allaient […] Quarante ans tu les as entretenus au désert, ils n’ont manqué de rien. Leurs robes ne se sont pas usées, leurs pieds ne se sont pas tuméfiés (Ne 9:19 et 21).

Symbole des épousailles, de l'alliance scellée entre Dieu et Israël, les quarante ans d'errance dans le désert avec, en point d'orgue, l'entrée en terre promise, deviennent le paradigme de l'errance du peuple juif durant l'interminable exil à travers une diaspora à l'échelle de la planète : "Je vous ferai venir au désert des peuples ; je vous jugerai là, faces à faces, comme j’ai jugé vos pères au désert de la terre de Misraîm" (Ezékiel 20:35-36). Enfin, après la traversée du "désert des Nations " viendra la délivrance (gueoula) et le rassemblement des exilés inaugurera l'ère messianique. En ces jours, promet Isaïe, le désert refleurira et les oueds desséchés deviendront fleuves fécondant :

Le désert et l’aride exultent, la steppe s’égaye; elle fleurit comme un amaryllis [...] Alors le boiteux gambadera comme un cerf, la langue du muet jubilera. Oui, les eaux fondront au désert, les torrents dans la steppe. Le lieu de la canicule sera en étang, celui de la soif en culmination d’eaux. Dans l’oasis où les hiboux du désert s’accroupissent, l’échalote deviendra canne et papyrus (Is 35:1 et 6-7).

Voix du crieur : Au désert, frayez la route de IHVH-Adonaï ; redressez dans la steppe un sentier pour notre Elohîms ! (Is 40:3) J’ouvre sur les pics, des fleuves, et dans les failles, des sources ; je mets le désert en étang d’eaux, la terre aride en issues pour les eaux. Je donne au désert le cèdre, l’acacia, le myrte, l’arbre à huile. Je mets dans la steppe le cyprès, le pin et l’if ensemble (Is 41: 18-19). Je mets même une route au désert, des fleuves dans le Ieshimôn. L’animal des champs me glorifie, les chacals, les hiboux du désert. Oui, j’ai donné des eaux au désert, des fleuves au Ieshimôn, pour abreuver mon peuple, mon élu (Is 43:19-20, trad. André Chouraqui).


Yaïr Biran

D'UN DESERT A L'AUTRE
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Israël est à l'orée du désert, c'est un fait. Mais il y a désert et désert. Je ne dis pas cela pour rien, par caprice. Pour commencer, le mot «désert» n'a pas le même sens en français que celui de «midbar» en hébreu, généralement présenté comme la traduction du premier : alors qu'en français actuel, courant, un désert est avant tout «un lieu peu habité, peu fréquenté» , ou encore «dépeuplé», en hébreu «midbar» est à l'origine une région où les troupeaux de moutons et de chèvres peuvent trouver pitance, car le vocable «lehadbir» signifie nourrir, sustenter ! En français, l'accent est mis sur la faiblesse de la présence humaine; en hébreu – sur l'existence d'une végétation, aussi rare soit-elle, qui suffit cependant à nourrir le bétail transhumant.
En hébreu, il y a d'autres termes pour désigner le désert total, la désolation : yéshimon, tsiya. C'est surtout sous l'influence moderne des langues européennes que midbar est appréhendé aujourd'hui en hébreu comme un quasi-équivalent du mot désert; bien que cette tendance fût déjà perceptible dans la Bible elle-même, dans sa relation à l'Histoire.
A 19ème siècle, dans l'imaginaire des Européens, comme dans celui des Juifs d'Europe qui voulaient «monter» en Israël, dominait l'image d'un pays de désolation sillonné par des caravanes de chameaux, peu habité et guère cultivable. Comme si la Bible, très riche en détails, ne disait pas maintes fois le contraire à propos de Canaan. Mais la Bible – le Tanakh – rapporte auparavant les pérégrinations des Hébreux, les Bnei Israël, aux confins désertiques du Croissant Fertile, entre la Basse Mésopotamie et l'Egypte. En effet, nos ancêtres étaient des nomades vivant des troupeaux qu'ils faisaient paître dans le midbar, justement. La Genèse est éloquente : les Patriarches sont des chefs de tribu qui vont et viennent avec femmes, enfants, bergers, serviteurs et bêtes.

Lieu d'inspiration
Mais il est un autre rôle que joue le désert/midbar dans l'histoire juive ancienne : il s'agit d'un lieu où le prophète, quel qu'il soit, va chercher un refuge généralement temporaire pour réfléchir à sa mission, à son devoir prophétique ! A commencer par le grand Moïse lui-même, qui après le meurtre du garde-chiourme égyptien prend la fuite pour aller se réfugier au «pays de Midyane»; il va y rencontrer les filles de Jéthro, prêtre du pays, et épouser l'une d'elles, Tsipora (Séphora). Et c'est en menant les brebis de Jéthro au pâturage dans le midbar que Moïse va rencontrer Dieu dans le fameux «buisson ardent» : là commence de facto la mission prophétique, le destin de Moïse chef d'un peuple en gestation – en quelque sorte le peuple forgé par Moïse lui-même à partir d'une poussière d'esclaves asservis par les Egyptiens . Le deuxième livre du Pentateuque qui conte cela s'appelle justement Bamidbar, traduit par Exode en français (à cause du passage par le grec et le latin). Livre où est racontée la Sortie d'Egypte, et comment les Hébreux survécurent 40 ans dans le dur environnement du désert, avant leur arrivée dans la Terre Promise. Le désert est dur, mais on peut y survivre quand on sait comment s'y prendre – on peut même y trouver la Manne surnaturelle, don de Dieu, affirme l'Ecriture.
Dans la tradition mystico-historique juive, le désert/midbar va donc être lié aux expériences formatrices de l'individu – nous l'avons dit, Moïse en premier – aussi bien que du collectif. Un paradigme qui va avoir une grande postérité. Un grand nombre de prophètes recensés par la Bible auront une relation spéciale au midbar. Le plus remarquable est certainement Elie, actif du temps du roi d'Israël Achab et grand adversaire du culte de Baal, qui fit de fréquents séjours dans des lieux désertiques pour échapper à la colère du roi ou pour se recueillir, et qui marcha durant 40 jours vers le mont Horeb, «montagne de Dieu», en plein désert; ultérieurement, le Tout-puissant lui ordonnera notamment d'aller dans le «désert de Damas». Quand Elie achèvera sa mission en intronisant Elisée pour lui succéder comme prophète du Dieu d'Israël, c'est sur le chemin de Jéricho qu'il prendra congé de lui et montera au ciel emporté dans un tourbillon ! Elisée aussi fera de nombreux séjours dans des solitudes. Mais dans leurs prédictions, dénonçant les écarts indignes du peuple d'Israël et de Juda – qui ignorent leur Dieu exclusif pour prier des divinités étrangères et trompeuses, s'adonnant à la concupiscence, à l'injustice, aux cultes idolâtres et à tous les péchés – tous les Prophètes rappellent aux enfants d'Israël leur séjour de 40 ans dans le désert, avant la sortie d'Egypte et avant l'entrée dans la Terre d'abondance, Eretz Israël. C'est pour leur prédire que la punition imminente va être la transformation du pays en désert, au sens de désolation cette fois-ci ! Venu du désert, Israël retournera au désert – voilà le message unanime d'Isaïe, Jérémie, Osée, Amos, Joël et plusieurs autres.

Autre fait géographique et historique éclatant : Jérusalem, la capitale des rois de Judée devenue avec le temps le lieu géométrique et emblématique de la religion et de la mémoire nationale juives, est sise elle-même sur une crête séparant les monts et les plaines arrosés, à l'ouest – du désert aride situé à l'est, presque à portée de la main. Le désert de Judée, pas un autre. Ô combien significatif ! Les traditions relatives à la venue du Messie mettront l'accent sur le fait que ce dernier viendra de l'est, donc du désert, monté sur une mule/ânesse blanche . Des adeptes de la secte juive ascétique des Esséniens, décrite par Flavius Josèphe et d'autres sources, ont sans doute élu domicile dans le désert de Judée; des experts attribuent aux mêmes Esséniens les manuscrits et les vestiges d'habitation retrouvés à Qumran et ses environs, au-dessus de la mer Morte (au sud de Jéricho).

Le désert imaginaire
Dans l'esprit des dizaines de milliers d'immigrants juifs qui s'apprêtaient à reprendre racine dans la patrie historique (à partir de 1880), les attendait un pays de désolation faiblement peuplé et pratiquement sans végétation. Quelle ne fut pas leur surprise de découvrir de vastes zones verdoyantes, à un degré ou un autre, sous forme de garrigues, de maquis, de forêts et même de marécages d'une étendue variable. Donc, ni l'eau ni la végétation ne manquaient, en cette fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, en dépit des dévastations consécutives à la période des Croisades. Il est tout aussi vrai que de vastes zones de la Palestine n'étaient pas ou faiblement peuplées. Là, nous avons le «désert» au sens français, en somme. Quant au Néguev situé aux confins sud du pays – dont le nom même signifie qu'il est une zone «drainée» , abandonnée par les eaux bienfaisantes – il n'est que très peu mentionné dans l'Histoire biblique, après l'installation des Hébreux à Canaan, et les pionniers du Sionisme ne s'y n'intéressaient guère au début. Ce fut donc une idée exceptionnelle de la part de Herzl et surtout de Ben Gourion – de vouloir inclure le Néguev dans l'Etat Juif à naître.

Cap sur le sud
Partez de Tel-Aviv en voiture vers le sud. Après quarante kilomètres à peine, la végétation se fait plus rare, les collines s'arrondissent, il y a moins d'arbres au bord de la route, la terre est plus légère et volatile, même les cailloux ont l'air sales : vous avancez vers le désert. Entre les montagnes de Judée qui montent vers Hébron à l'est, et la côte allant d'Ashdod à Ashkelon (Ascalon) et Gaza à l'ouest, s'étale la «sheféla» (bas pays) du nord du Néguev, encore cultivée avec le secours de l'irrigation, mais où les quantités de pluies hivernales vont en diminuant. Béer-Shéva, grande cité avec son université et ses industries, est la «capitale» du Néguev désertique, entourée de toutes parts par les dunes ou les collines pierreuses. Et si vous continuez vers Eilat, le port du Sud donnant accès à la mer Rouge, vous ne rencontrez que de rares localités – quelques kibboutzim ou moshavim, éloignés les uns des autres, surtout dans la grande vallée de l'Arava qui relie la mer Morte au sillon de la mer Rouge. Le vide, la désolation dominent, à l'exception de quelques canyons creusés par les orages torrentiels de l'hiver, dans le fond desquels on trouve bassins et flaques d'eau qui persistent longtemps, bien à l'ombre, gardant leur fraîcheur jusqu'au milieu du jour, chose bienvenue pour le bédouin en déplacement où le randonneur avide d'arpenter les étendues désertiques.
Escaladez alors la dorsale montagneuse du Néguev, qui culmine à près de 1.000 m: le vent reste frais une grande partie de l'année et la bise d'hiver y est glaciale, il y neige même parfois. A perte de vue, le paysage est bien un désert. Avec au loin, à l'est, les montagnes d'Edom et de Moav, en Jordanie. A pied, allez où vous voudrez, mais prenez garde à ne pas dévaler les pentes abruptes ni les falaises, à ne pas disparaître dans les anfractuosités indécelables ni à vous tuer dans une chute vertigineuse. Et si vous bivouaquez la nuit, après un coucher de soleil inoubliable, serrez-vous bien au chaud dans une tente fermée, car avant l'aube vous serez transis ou pis que cela. Quoi qu'il arrive, au petit matin encore frais ou dans la lumière aveuglante de midi, vous aurez toujours cette sensation d'infini terrestre et sidéral à la fois, le vide et la vacuité confinant au néant. Abandonnez-vous au vagabondage de la pensée, et vous monterez vers l'immensité et l'éternité entrevues en effet par les prophètes, les fondateurs de religions et les ermites.

A l'orient aussi
Une autre fois, quittez Jérusalem, la cité plus de trois fois millénaire construite en couches superposées, dépassez les sommets du mont des Oliviers, et redescendez – à pied, de préférence – vers l'est. Encore un kilomètre et vous êtes déjà dans le désert, à l'exception des villages ou quartiers arabes encore accrochés à cette hauteur. Vous les contournez, et bien vite, il ne reste plus que les solitudes accidentées qui dévalent vers la Vallée du bas Jourdain et la mer Morte – ce «Lac asphalté» des Anciens – à 400 mètres en dessous du niveau des mers, soit une dénivellation de 1.200 mètres sur vingt kilomètres seulement. En bas, tout en bas, l'oasis de Jéricho, la ville la plus ancienne du monde selon les archéologues : on y trouve les restes de murailles remontant à 9.500 ans avant l'Ere chrétienne ! Au dessus de Jéricho, la falaise du mont Qarantal, où Jésus aurait fait retraite pendant 40 jours pour réfléchir à sa mission divine – et pour résister au Diable ! Evidemment, message biblique oblige, lui aussi avait son «désert», les Evangiles ne pouvaient pas s'en passer. Ainsi, dans la fournaise la plus basse au monde, s'affrontent le Bien et le Mal, le divin et le diabolique.
Plus au sud, dominant la mer Morte toute proche, le site de Qumran où furent découverts les fameux «Manuscrits de la mer Morte» qui ont progressivement révolutionné les connaissances sur le Judaïsme d'avant la Grande Révolte contre les Romains, et sur le Christianisme naissant dans les mêmes temps. Nous sommes dans un creuset de religions, un lieu en quelque sorte extraterritorial aux hommes, un morceau de transcendance miraculeusement implanté sur Terre ! Or Jéricho est une ville où il ne fait jamais froid, avec un ciel de plomb rarement taché de nuages de pluie. Quel splendide foyer ardent de la pensée mystique instinctuelle, affective ! Ici, le souffle du Ciel est réellement brûlant.

On ne peut être Israélien et Juif sans penser au désert, sans aller y voir et s'en imprégner – puisqu'il est aussi le lieu de nos origines, qu'elles soient charnelles, culturelles aussi bien que spirituelles ! Comment peut-on rester indifférent face aux croupes sableuses, aux pentes caillouteuses, aux ravins inattendus, aux falaises imposantes, aux teintes ocres, roses, rouges ou noires des montagnes éparses ici et là ? Que dire du ciel métallique et de la lumière blanche perchée très haut ? Nous sommes dans un temple virtuel au plafond infini – un lieu d'éternité qui résonne au loin, très loin. Et peut-être aussi dans un conservatoire de la Tranquillité.


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